mercredi 5 février 2014

Liouba, là-bas

Le soleil fit briller une dernière fois les vitres des voitures arrêtées, puis il se coucha. Elle rêva, car le rêve était tout ce qu’il lui restait. Elle rêva au monde palpitant qui s’élevait au-delà des cloisons de pierre. Elle rêva à ce qu’aurait pu être sa vie.

Elle imagina que ce jour-là, ce jour fatal, ce jour atrocement normal et banalement prévisible à son commencement, s’était terminé aussi banalement que tous les autres. Elle imagina qu’elle ne rencontrait pas l’homme. Elle allait à l’école sans entrain, mais sans peur non plus. A l’endroit où il était apparu, il n’y avait rien. Elle continuait pour se plonger dans la normalité de cette journée, la vivre sans y penser, puis s’endormir et l’oublier.

Elle n’était pas abordée par l’inconnu en costume gris. Il ne la harcelait pas jusqu’aux portes de fer du collège avec ses promesses qui brillaient comme des pièces d’or. Elle n’était pas aveuglée par leur éclat, elle ne le suivait pas. Elle entrait simplement dans cette classe qu’elle méprisait alors et qu’elle désirait pourtant tant retrouver.

Elle ne montait pas dans la voiture noire aux vitres teintées, elle n’était pas amenée dans la pièce sombre et exigüe où se tenaient trois autres filles, plus âgées et plus maquillées. Elle ne se posait pas de questions, ne cherchait pas à savoir si vraiment l’idée de cette carrière de mannequin apparue si soudainement ne venait pas de s’envoler. Elle écoutait le professeur disséquer Pouchkine avec délectation et gribouillait sur son cahier quelques phrases attrapées au détour d’une pensée distraite.

Elle ne tremblait pas de peur devant le récit de ces femmes pas si vieilles qui tiraient devant elle le voile de mensonges dans lequel l’homme avait enveloppé la vérité. Elle n’était pas forcée à peindre son visage pâle comme elle ne l’avait jamais fait, ni contrainte de porter des vêtements que sa mère ne lui aurait jamais laissé enfiler. Cet homme si adulte à l’air si hautain ne venait pas la chercher, il ne remettait pas une somme d’argent plus élevée qu’elle n’en avait jamais vues à la plus âgée des filles qui enfilaient leurs talons dans la pénombre. Elle rentrait simplement, après les cours, dans le modeste appartement, retrouvait sa mère au sourire effacé, partageait avec elle un repas simple et le peu d’amour que le temps leur avait laissé.

Elle n’était pas conduite par l’homme dans la chambre d’un hôtel luxueux, ni dépouillée de ses vêtements et de toute l’innocence de ses 15 ans. Elle n’était pas utilisée comme un jouet par un homme soucieux de satisfaire ses désirs interdits. Elle ne souffrait pas, ne pleurait pas, n’avait pas l’impression que des dizaines de couteaux lacéraient le bas de son ventre. Elle n’était pas ramenée dans la petite pièce, en pleurs, après quelques heures. Elle n’était pas condamnée à être enfermée entre ces quatre murs gris pour une grande partie du reste de sa vie. Elle n’était pas poussée à devenir un être de la nuit, une adulte encore si jeune, ni à arpenter les trottoirs perchée sur des talons instables.

Non, dans ce rêve elle était tout simplement Liouba, l’adolescente encore peu sûre de la vie mais baignée par le regard tendre de sa mère et qui s’endormait tous les soirs en pensant aux yeux si bleus du petit voisin d’en face.

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