Le monde appartient à ceux qui se
lèvent tôt, et la blancheur infinie qu’elle parsème de ses pas légers confirme
les dires des anciens.
Sous ses pieds s’étend un tapis aux
reflets d‘ivoire, immaculé, encore inviolé et baigné par les vagues reflets de
la lune. Un masque pur et blanc posé sur l’horreur du monde et que peut-être
bientôt des gouttes de vie aux teintes pourpres et douloureuses souilleront. Le
pont s’étire dans le silence des dernières heures de la nuit, paisible sous la
valse des millions d’étoiles blanches qui s’affalent sur le sol dans un soupir.
Elle enjambe la barrière en
écrasant ses mains sur le métal brouillé de givre qui dépose de fines morsures
sur sa peau froide. La voilà au bord du vide, au bord de l’infini, encore en
vie, à un pas de la mort. Prête pour le saut de l’ange. Sa dernière danse, elle
l’accordera au vent. Son dernier sourire, lui, a été effacé depuis longtemps.
En contrebas, la rivière sanglote
entre ses rochers acérés moulés de givre. Les arbres morts grelottent sous leur
cape teintée d’argent et pleurent parfois une feuille rouge, pareille à une
goutte de sang, qui coule lentement dans l’infini silence.
Un léger vertige l’étourdit, l’air
froid hurle l’écho de sa tristesse. Puis un étrange brouillard éteint ses
pensées, elle avance sans le vouloir, poussée dans le vide par la main glacée
du destin.
Sous ses pieds, le monde s’écroule
soudain. Tout tremble, la rivière devient floue, les berges disparaissent sous
les vertiges. Un maigre rayon de lune transperce l’opaque atmosphère matinale,
esquissant sur l’eau tremblante un long filet d’or.
Le corps fin tombe lentement dans
l’au-delà, dans l’ailleurs inconnu, balancé dans les courants d’air rieurs. Les
longs cheveux blonds dansent entre les flocons. Elle semble voler, la morsure
du froid parsème ses joues d’éclats de framboise. Ange tombé du ciel, prête à
rejoindre l’enfer, plus rien ne peut l’arrêter, la sauver, ou la consoler. Le
ciel se dérobe sous ses pieds, elle ferme les yeux pour ne pas imaginer. Déjà
presque morte, encore terriblement vivante, elle ne sent plus le froid, elle
n’entend plus les voix.
Les secondes coulent doucement,
lentes, précises, laissant filer un à un les mètres glacés qui la séparent du
salut. Et toujours cette douleur qui découpe dans son cœur des lambeaux
d’humanité. Puis la honte, qui vient s’y ajouter, et la peur qui se fait plus
amère, plus horrifiante, et toujours incurable. Chaque couleur de ce morne
tableau s’efface à ses yeux au profit de l’arc-en-ciel de sensations qui brûle
sa peau.
Puis vient la fin. Un fracas
indescriptible Une douleur éphémère, puis le vide devant l’éternel. Comme les
branches sèches des arbres sous les baisers du vent, ses os se rompent dans un
craquement aigu. Sa faible existence s’éteint comme une flamme tremblante dans
les courants d’air. C’est une âme dans toute sa complexité, l’empreinte de
milliards de pensées qui se fond dans l’infini et s’écoule lentement en suivant
le courant des fins ruisseaux de sang qui souillent l’inoubliable pureté
blanche. Morte dans cet hiver qu’elle a si souvent aimé, elle est lavée de ses
hontes par les gouttes d’argent que pleure le ciel sur son dernier souffle.